Baptiste Fabre : J’aimerais débuter cet entretien en revenant sur tes années passées au Fresnoy, je me demande comment tu as vécu cette étape ? Ce genre d’école permet souvent d’expérimenter, d’acquérir des techniques, de travailler voire d’affirmer une pratique artistique…

Anaïs Boudot : Au départ, je pratiquais la photographie argentique et noir et blanc, ça n’était donc pas une évidence pour moi d’intégrer cette institution particulièrement centrée sur les nouvelles technologies et le cinéma. Cependant, des envies sont nées et j’y suis entrée en proposant, lors du concours, des projets absolument fidèles à ce qui m’attirait instinctivement. Ainsi, en 2012, j’ai réalisé la pièce « Mirrors float us », composée de deux doubles caissons lumineux qui s’animent pour proposer une image jouant sur l’effet stéréoscopique et perturbant la perception du spectateur. Puis, en 2013, j’ai réalisé l’installation « Panamnèse » qui détournait le principe de réalité augmentée, en proposant au spectateur une sorte de voyage temporel, s’animant autour d’une nature morte. Même s’il s’agit d’installations faisant appel aux nouvelles technologies, ces deux projets développent des moyens et des questionnements résolument photographiques : la lumière, l’image, le souvenir… Le Fresnoy m’a ainsi ouvert la possibilité de penser la photographie différemment, de l’installer dans l’espace et donc d’envisager un rapport différent au spectateur. Le passage au Fresnoy est une belle opportunité, nous permettant d’interroger et de pousser plus loin notre propre pratique. Le fait de travailler en collaboration avec les programmeurs Adrien Fontaine ou Francis Bras et avec les différents pôles du Fresnoy, m’a aussi fait prendre conscience qu’il est possible de travailler à plusieurs et de partager les compétences, à l’opposé de la pratique solitaire de la « photographie classique ». Le Fresnoy a donc été une très belle expérience pour moi, qui ai pu y ouvrir et y renforcer les éléments essentiels de ma pratique.

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B.F. : À l’heure où beaucoup d’artistes ne se cantonnent plus à une seule technique et s’affirment généralement « artistes-plasticiens », j’ai l’impression que tu te positionnes, au contraire, comme une « artiste-photographe ». Tout semble se rapporter à la photographie, même quand les images sont en mouvement ou s’animent. Selon toi, quelles relations entretiennent l’art et la photographie ?

A. B. : Je me considère avant tout comme photographe. En effet, j’ai découvert la photographie aux Beaux-Arts de Metz, qui était la seule discipline présentée lors de mon diplôme, puis j’ai intégré l’École Nationale Supérieure de Photographie d’Arles. La photographie a toujours été le médium sur lequel se basent tous mes travaux. Même les installations réalisées au Fresnoy demeurent des dispositifs photographiques qui, plus que de produire des images, travaillent et perturbent les techniques photographiques. C’est la lumière, et un certain positionnement du regard qui participent à faire apparaître l’image. Il en va de même pour les vidéos que je réalise depuis trois ans, toujours à partir d’images fixes travaillées, modifiées, animées, qui deviennent les photogrammes. Qu’il s’agisse de photographies « pures », d’installations ou de vidéos, tout mon travail est traversé par des notions profondément liées à la photographie ; la lumière, la mémoire, le temps, l’apparition et la disparition.

J’ai le sentiment que la photographie est encore, aujourd’hui, un peu à l’écart du monde de l’art contemporain. Peut-être que ce qui différencie la pratique photographique des autres médiums, c’est le fait de travailler à partir d’une image vue, de capter une image dans le réel, d’opérer une coupe dans l’espace et dans le temps, quel que soit le résultat final. En ce qui me concerne, je perçois dans le médium photographique et dans sa relation au monde, une grande sensualité et cette sensualité constitue la matière première de mon travail.

B. F. : Je n’aime pas résumer des propos mais des mots-clés tels que « lumière, mémoire, temps, apparition et disparition » semblent définir les fondements et les questionnements liés à ta pratique photographique, aussi bien au niveau technique qu’esthétique. Tu dis aussi que la photographie se différencie du fait qu’elle capte une image vue (par le photographe), autrement dit, une image puisée dans le réel. Là-dessus je me questionne car, dans ce cas, quelle serait la place des photographies construites, dans lesquelles les objets et les sujets sont mis en scène ? Je pense notamment à tes séries « Jigsaw Feelings » et « Exuvies », où il ne s’agit pas tant d’extraire une image du réel mais de la construire et de la créer…

A. B. : Mon travail n’a, en effet, rien du document : il ne donne jamais aucune information de lieu ou de temps. C’est d’ailleurs pourquoi je travaille souvent en noir et blanc, cela me semble justement « atemporaliser » les images. Ce rapport au réel dont je parle est différent, il reste l’une des matières premières mais pas la finalité de mon travail, qui explore une sorte de réalité parallèle proche d’une subconscience. Selon moi, toutes ces séries sont comme des poèmes visuels, dans lesquels je m’efforce de transmettre une impression, une vision traversée d’émotions. Il y a un travail sur l’image en elle-même mais aussi dans la construction des images entre elles. Cependant, je n’utilise jamais de mise en scène à proprement parler dans mes photographies, excepté pour quelques images, il s’agit plutôt pour moi d’être dans une logique de prélèvements de geste et d’arrangement. Les choses se construisent parfois subitement et à l’improviste.

Quant aux mots clés, ils sont évidemment liés à la technique photographique, mais sont encore présents dans les sujets captés ou dans la manière de traiter les images. Ils évoquent l’idée du passage du temps, la fragilité des impressions.

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B. F. : Si je comprends bien, tes photographies se construisent comme des images rêvées dans lesquelles la réalité peut être fantasmée. Où trouves-tu ton inspiration ?

A. B. : On peut y trouver une sorte de romantisme, dans le sens où mes paysages sont emprunts de subjectivité. Ils résonnent comme des monologues intérieurs. À ce titre, les poèmes de Sylvia Plath m’inspirent beaucoup. Ses descriptions font part d’états intimes. D’autres formes de poésie m’inspirent également, les haïkus, où le sentiment se lie à la nature mais sous une forme épurée, faisant preuve d’une fausse simplicité. Le cinéma reste ma principale source d’inspiration. Des pionniers comme Georges Méliès et son inventivité incroyable faite de bricolage et de précision, les expériences d’Étienne Jules Marey préfigurant l’animation, ou le cinéma un peu plus proche. Je pourrais par exemple citer Alexandre Sokourov, Hiroshi Teshigahara, Andreï Tarkovski, Apichatpong Weerasethakul, Jean Cocteau… Ces réalisateurs créent ou ont créé autant de films dans lesquels une très grande attention est portée sur la manière de traiter les images et qui démontrent une singularité esthétique. Qui plus est, des films qui donnent à voir l’expérience d’une image remémorée, rêvée ou fantasmée.

B. F. : Je note bien ton intérêt, même si tu parles de cinéma, pour les images bien traitées et précises, dans cette optique, quelle place accordes-tu à la technique dans ta façon d’appréhender et de pratiquer la photographie ?

A. B. : Bien souvent, la découverte d’une technique déclenche un projet, mais c’est surtout un prétexte pour détourner cette technique. Par exemple la vidéo « Niort » ainsi que l’installation « Mirrors float us » sont nées du fait d’avoir un appareil photo stéréoscopique entre les mains. Cependant, on ne peut pas dire que j’ai utilisé cet appareil exactement dans ce but puisque les images obtenues ont été détournées de leur fonction de base. Il ne s’agit pas tant pour moi de « bien traiter » une image, que de la pousser ailleurs. Mes images ne sont pas « techniciennes » et ne sont pas minutieusement calculées ou maîtrisées : les images qui restent ou qui déterminent un projet sont quelquefois issues d’accidents. La technique n’est pas une valeur dans mes images mais plutôt un moyen qu’il faut s’approprier.

B. F. : À propos de la valeur des images, justement, comment choisis-tu celles que tu vas montrer ?  Autrement dit, à partir de quel moment l’image devient artistique ?

A. B. : J’ai la plupart du temps des photographies qui « sédimentent » pendant un certain temps dans mes disques durs… Je ne les vois pas – ou n’y vois pas d’intérêt – jusqu’à ce qu’une image ou un groupe d’images émergent. Certaines images contiennent quelque chose de troublant qui ne prend sens qu’à un moment donné.

B. F. : Tu dis que tes images peuvent rester un certain temps sur tes disques durs, le numérique fait appel à la technologie et il y a dans ta pratique un va-et-vient permanent entre la technologie numérique et les procédés techniques anciens (tu citais plus haut l’appareil stéréoscopique par exemple). Vois-tu la nécessité de distinguer le numérique de l’argentique, le technologique de l’archaïque, etc. ? Ou au contraire, faut-il voir ces différents éléments comme un ensemble d’outils pouvant « coopérer » ou dialoguer ?

A. B. : Dans ma pratique je passe sans cesse d’un outil à un autre. Il s’agit de choisir le bon outil, et ce choix est propre à chaque moment, à chaque projet. J’ai, c’est vrai, un rapport presque sentimental à l’argentique qui pour moi engendre un rapport physique à la matière. C’est ce rapport qui est propice à la confrontation, au test, et qui est souvent un point de départ, même si je peux m’en éloigner au fur et à mesure de l’évolution du projet. Le numérique, qu’il s’agisse d’une simple retouche, du montage, du morphing ou de la programmation, intervient à un autre niveau. J’essaie de faire en sorte qu’on l’oublie, qu’il intervienne comme une magie invisible. J’ai souvent plusieurs projets en cours et le va-et-vient d’une technique à l’autre alimente le regard que je porte sur ces projets.

B. F. : Une particularité de la magie est effectivement d’opérer sur la vision du spectateur. Dans ce sens, quelle place (ou quel rôle) accordes-tu au spectateur ? Je pense ici à deux œuvres en particulier ; ton installation « Panamnèse » invite les spectateurs à participer physiquement à l’œuvre en utilisant une tablette et ton œuvre « Avec vues » présente des images dans l’espace public, offrant aux spectateurs la possibilité de visualiser une version alternative de l’œuvre grâce à leurs smartphones, depuis la rue…

A. B. : Dans ces deux pièces c’est une invitation au spectateur qui est faite. La totalité de la pièce n’est accessible que si le spectateur accepte d’entrer dans l’image en quelque sorte. Dans « Panamnèse » l’espace est a priori vide de photographies, seul un bouquet fané est posé sur une table. Une tablette numérique est mise à disposition du spectateur et lui permet d’accéder aux images. Dans « Avec vues » il s’agit un peu du même principe. À partir du moment où le spectateur s’implique quasi physiquement, une situation de face à face se déclenche et un dialogue presque intime avec les images naît. Cette idée de dialogue intime m’intéresse aussi dans d’autres séries de photographies aux petits formats, qu’on ne regarde pas à la même distance qu’un très grand tirage par exemple. C’est aussi l’idée d’emmener le spectateur ailleurs qui guide ces travaux, de l’immerger dans une sorte de vision parallèle dans laquelle le temps semble s’être arrêté… Certaines vidéos ont aussi un aspect hypnotique, je pense en particulier à « Niort ».

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B. F. : Avant de conclure cet entretien, il y a une dernière question que j’aime particulièrement poser aux artistes et qui permet d’ouvrir le champ artistique : avec quel(s) artiste(s) as-tu aimé ou aimerais-tu exposer et surtout, pourquoi ?

A. B. : J’ai un grand intérêt pour le croisement des disciplines, je travaille régulièrement en collaboration avec la compositrice Victoria Lukas sur certaines pièces (vidéos, clips, installation). Cette collaboration a quelque chose de magique dans la qualité du dialogue et cette rare évidence se recrée sans cesse entre nous. Le texte a souvent un rôle important dans le processus créatif qui m’est propre et je prépare une nouvelle collaboration avec Lucien Raphmaj sur une proposition mêlant textes, images et installation.

Je prépare également une exposition collective avec l’Évadée, collectif d’artistes travaillant sur l’identité, que je co-dirige. Cette exposition, prévue en collaboration avec l’Espace 29 à Bordeaux, regroupera des artistes tels que Dorothée Smith, Tom de Pékin ou Fredster. Je suis très heureuse d’en faire partie car cette programmation d’artistes et d’œuvres aux univers et aux médiums différents présente des points de vue complémentaires sur l’idée de construction de soi.

L’exposition « Silencio », organisée par Welchrome, était une très belle expérience et a permis des rencontres d’artistes et de travaux d’artistes d’univers différents. En tant que photographe, j’étais heureuse d’avoir mon travail à côté de celui de Michel Le Belhomme, qui m’impressionne et dont je me sens pourtant familière.

Anaïs Boudot est née en 1984 à Metz. Elle vit et travaille à Roubaix.
http://anaisboudot.net

Baptiste Fabre est né en 1989 à Boulogne-sur-Mer. Il est assistant directeur artistique à Nord Artistes et bénévole à Welchrome. Titulaire d’un master 2 arts plastiques parcours pôle exposition/production, son travail de recherche porte sur Alain Bernardini.
http://fabrebaptiste.wordpress.com